Reporters sans frontières a déposé une plainte pénale pour crimes contre l’humanité contre le prince héritier saoudien. La plainte porte sur l’emprisonnement et la persécution de journalistes et sur l’assassinat de Jamal Khashoggi.
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Antoine Bernard, conseiller de RSF pour le Contentieux international, a répondu aux questions du Club de la presse :
Le 1er mars 2021, RSF a déposé plainte pour crime contre l’humanité contre le prince héritier saoudien, quelques jours après la déclassification par les Etats-Unis du rapport sur l’assasinat de Jamal Khashoggi. Attendiez-vous cette déclassification pour mener votre action ?
Notre plainte était en préparation depuis plusieurs mois: documenter et analyser l’affaire Khashoggi et les cas de trente-quatre journalistes arbitrairement détenus dans un pays aussi opaque et arbitraire que l’Arabie Saoudite implique de la patience et de l’obstination! La déclassication du rapport de la CIA a confirmé l’analyse d’imputabilité à laquelle nous étions parvenus: MBS est le responsable direct de l’assassinat de Khashoggi. Mais nous démontrons aussi qu’il a fondé et dirige un véritable système criminel de répression généralisée pratiquant le meurtre, la disparition forcée, la torture, les abus sexuels et la persécution politique visant les journalistes. Son but? Punir ou réduire au silence leurs voix indépendantes. L’impact sur la communauté journalistique saoudienne est énorme et au-delà sur la société. Ces éléments fondent la qualification de ces crimes en tant que crimes contre l’humanité et engagent la responsabilité pénale de MBS et de ses plus proches conseillers.
Pourquoi avoir déposé plainte en Allemagne* ?
L’arsenal législatif allemand est en pointe sur la répression des crimes internationaux et les règles de compétence lorsque ces crimes sont commis à l’étranger. Et l’équipe étoffée du Procureur fédéral allemand chargé d’enquêter sur ces crimes et d’en poursuivre les auteurs, a démontré sa volonté et sa détermination à aborder des situations complexes et politiquement sensibles. On pense en particulier à l’action remarquable entreprise sur les crimes perpétrés en Syrie.
Une trentaine de journalistes sont actuellement emprisonnés en Arabie saoudite. Que leur est-il reproché et que savez-vous de leurs conditions de détention ?
Trente deux des trente-quatre journalistes cités dans notre plainte demeurent en détention. Neuf purgent une condamnation et sept sont poursuivis pour des infractions alibis sur la base d’accusations fallacieuses qui sanctionnent en réalité l’usage de leur liberté d’expression: actions contre la sécurité nationale et la stabilité, sédition, incitation à la division de la société, diffamation de l’Etat, rupture d’allégeance et désobéissance au Guide ou encore dans le cas de Raïf Badawi, apostasie, atteinte à l’ordre public, aux valeurs religieuses et à la décence publique.Une juridiction spéciale vernit la répression sous l’apparence de l’état de droit, la redoutable Cour Criminelle Spécialisée, en réalité une machine à embastiller aux ordres de MBS. Dans le système de persécution, ces crimes sont graves, les peines sont lourdes, souvent sept à quinze ans de prison, voire les châtiments corporels comme les coups de fouets. Quatorze journalistes se trouvent en détention administrative, certains attendent de connaître les charges retenues contre eux. Dans deux cas, le mystère du régime juridique de leur détention reste entier.Dans tous ces cas, la certitude réside dans le motif de leur arrestation, leur activité journalistique, et les conditions épouvantables de leur détention marquée par la torture, les traitements inhumains, la violence sexuelle, l’isolement. Et ils sont plongés dans l’incertitude sur le sort juridique qui leur est réservé. C’est l’arbitraire total. Deux journalistes ont été libérés ces derniers jours, Nouf Abdulaziz et Alaa Brinji qui avait fini de purger sa peine. Mais ils restent prisonniers du système de persécution.
Quel a été le rôle de la Justice for Journalists Task Force de RSF ?
Le taux d’impunité des crimes commis contre les journalistes atteint 98% à l’échelle mondiale. C’est inacceptable, une véritable incitation au crime, d’autant plus grave à une époque où l’information fiable perd du terrain face à la désinformation et à la propagande. Mais s’insurger ne suffit plus. A RSF, nous avons décidé de contre-attaquer: déjouer les stratégies d’impunité des prédateurs de la liberté de la presse, contourner les nombreux obstacles juridiques qui ont empêché jusqu’à présent la saisine de juges indépendants. Traquer les criminels, faire preuve d’imagination judiciaire, porter le fer contre les bourreaux pour que la peur change de camp: c’est le rôle de notre Justice for Journalists Task Force.
Avez-vous prévu des actions pour sensibiliser l’opinion publique sur l’Arabie saoudite qui occupe le 170e rang sur 180 pays au classement mondial de la liberté de la presse ?
Nous nous mobilisons sans relâche sur la situation en Arabie Saoudite qui est une priorité importante de RSF: campagnes à l’occasion des sommets internationaux, rassemblement devant les ambassades, opérations publiques, à Paris, Londres, Istanbul, Tunis ou encore Washington. Notre détermination est totale: les journalistes doivent être libérés et MBS doit payer pour ses crimes contre l’humanité devant un tribunal indépendant.
* RSF a déposé plainte auprès du Procureur général de la Cour fédérale de justice de Karlsruhe
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Propos recueillis par Anka Wessang